Le Matin : Quel état des lieux dressez-vous aujourd’hui du développement économique et social en Afrique du Nord ?
Carlos Lopes : Vous savez, le taux moyen de croissance en Afrique est de l’ordre de 5 à 6%, mais il est un peu freiné par la performance des pays de l’Afrique du Nord. C’est le contraire de ce qui se passait avant.

Les développements politiques qui ont eu lieu dans l’Afrique du Nord, notamment en Égypte et en Lybie, ont eu un impact négatif sur le plan économique. Mais, cela dit, il y a des pays qui ont des atouts considérables comme le Maroc et l’Algérie. Mais, en ce qui concerne l’Algérie, il n’existe pas encore une stratégie industrielle conséquente qui permettrait de créer des emplois aux jeunes, sachant que le pays possède des réserves considérables en devises frôlant les 200 milliards de dollars. C’est donc l’un des pays les mieux positionnés pour pouvoir utiliser ses ressources pour une vraie transformation économique, en particulier au niveau de l’industrialisation.
Quelle place occupe le Maroc dans le contexte que vous venez de décrire ?
Le choix du Maroc de se positionner comme un interlocuteur d’investisseurs potentiels, mais aussi le dynamisme de son secteur privé, notamment le secteur financier en Afrique subsaharienne, viennent à point nommé. C’est une forme de réaction par rapport à une économie européenne en difficulté. Par ailleurs, je suis content de la nouvelle stratégie d’industrialisation qui vient d’être annoncée par le Royaume parce qu’elle est en ligne avec les recommandations que la CEA fait depuis deux ans. C’est-à-dire ne pas se contenter d’utiliser les matières premières et l’agrobusiness comme point d’entrée, mais aller plus loin dans la chaîne des valeurs afin de créer des emplois. Mais il faut être conscient que la création d’emploi suppose une intégration et une cohérence des différentes politiques sectorielles.
Quels sont les dossiers sur lesquels vous travaillez directement avec le Maroc ?
Nous sommes en train de travailler avec le Maroc sur les économies vertes, les énergies renouvelables et aussi sur des questions d’ordre social, notamment des indicateurs permettant de mieux mesurer la réduction de la pauvreté et tout ce qui est en relation avec les statistiques en général. Le Maroc a un appareil statistique redoutable et très développé par rapport à ce qui existe dans d’autres pays africains. Il est à jour avec les dernières méthodologies, donc on en profite pour en faire bénéficier d’autres pays africains.
Votre organisation publie une série de recommandations. Quelles sont celles qui concerneraient en particulier le Maroc ou qui lui profiteraient directement dans le cadre de ses chantiers de développement ?
Nous disons que l’industrialisation en Afrique a un déficit en infrastructures et notamment les infrastructures énergétiques. Cette carence peut être dépassée par des investissements dans les énergies renouvelables. C’est l’une des recommandations précises que nous faisons et le Maroc est en train de l’appliquer. L’investissement dans ce secteur doit être vraiment une priorité pour le Royaume. Nous insistons aussi sur le développement des technologies de manière à offrir aux marchés internationaux des solutions plus propres et contribuer ainsi aux efforts de lutte contre les changements climatiques. Là aussi, le Maroc est en train de suivre cette recommandation.
Finalement, nous disons que l’emploi généré par l’industrie de basse valeur ajoutée, même si ce n’est pas très attractif pour un certain nombre de pays qui ont un niveau de productivité plus élevée, est très intéressant pour les pays africains. Car cela permet de créer beaucoup d’emplois. Le Maroc est aussi en train de suivre cette stratégie. Par ailleurs, il y a des recommandations de la CEA qui cadrent avec la stratégie industrielle que le Maroc est en train de proposer.
Votre organisation préconise le développement des chaines de valeur régionales comme étant la bonne voie pour accélérer la diversification et la sophistication des économies en Afrique. Le Maroc avance dans ce sens. La dernière visite de S.M. le Roi Mohammed VI dans quatre pays africains l’illustre parfaitement. Quelle appréciation faites-vous des actions marocaines entreprises dans ce sens ?
Vous savez, le Maroc est déjà le deuxième investisseur intra-africain après l’Afrique du Sud. À mon avis, cela va s’accélérer avec les visites de S.M. le Roi. Je suis très content aussi que le Maroc ait confiance dans les potentialités existant en Afrique et serve de ce fait de filtre pour les pays du Golfe désirant investir dans le continent.
Je pense que le Maroc est très bien placé pour être en quelque sorte un expert sur le terrain africain. À travers sa présence historique, ses investissements, ses banques, il peut montrer la voie aux investisseurs. Et comme les pays du Golfe ont une grande capacité d’épargne et des potentiels énormes d’investissement, ils apporteraient au Maroc, et indirectement à l’Afrique, ce qui leur manque en ce moment : le financement.
Vous appelez à une plus grande intégration des économies des pays de la sous-région. Justement, le manque à gagner en raison de l’absence de cette intégration est très important tout particulièrement en ce qui concerne l’Afrique du Nord. Ne faut-il pas agir d’abord pour pousser les pays africains à plus d’intégration ?
Nous sommes très intéressés par la création d’un marché interafricain et au niveau continental. La compétition existant entre les différents groupements sous-régionaux, dont l’UMA, est importante pour construire cette intégration continentale. Car cela va permettre de créer un marché qui est de la taille de la Chine en termes de populations.
Cela dit, effectivement, les échanges commerciaux entre Africains ne dépassent pas les 12%. Mais il faut signaler aussi qu’en termes d’échanges entre Africains, il y a beaucoup de choses qui passent inaperçues, parce qu’elles ne sont pas comptabilisées. C’est le cas des échanges informels, qui représentent des sommes colossales. Il y a des échanges très sophistiqués et qui échappent aussi aux contrôles des États africains parce qu’ils ne sont pas équipés pour les enregistrer. C’est l’exemple de ce qui se fait au niveau des opérations financières des banques panafricaines. Là, le Maroc à quelque chose à faire puisqu’il y a des banques marocaines présentes dans différents pays africains. Mais, c’est surtout le cas avec les technologies de l’information (NTIC), telles que les roamings, la téléphonie cellulaire… Certains États ne sont pas équipés pour tirer profit de ces transactions. Il y a donc une photographie qui n’est pas assez nette de ce qui se passe à ces niveaux.
Comment répond la CEA à ce manque d’intégration ?
Pour faire face à cette situation, nous allons créer, à partir de 2015, dans le cadre de plusieurs nouveaux chantiers lancés, «l’Indice d’intégration régionale». Cet indice va permettre de mesurer la contribution de chaque pays à cette intégration africaine régionale. Au-delà du commerce, tous les autres aspects de l’intégration seront pris en compte. Nous avons établi une liste à partir de laquelle nous allons pouvoir mesurer le degré d’intégration des États et les efforts qu’ils font dans ce sens. Il s’agit par exemple du nombre de connexions aériennes, le nombre de jours exigés pour avoir un visa, les différentes facilitations d’entrée au profit des Africains, les flux financiers entre les différents pays africains… Nous allons donc au-delà des simples critères liés au commerce.
Quel commentaire pouvez-vous faire par rapport à la panne du Maghreb arabe qui pénalise l’intégration régionale de l’Afrique du Nord ?
Vous le savez, c’est un problème politique. Ce que peuvent faire des organismes comme le nôtre, c’est analyser le manque à gagner. Certes, ce manque à gagner est connu, mais nous devons l’évaluer en termes plus concrets. Or, même s’il y a des difficultés politiques, peut-être que du point de vue économique, on peut faire des progrès considérables. Il y a des exemples dans d’autres régions du monde où il y a des tensions politiques majeures, mais où l’aspect économique a permis de construire des ponts et éventuellement proposer des solutions. C’est le cas par exemple des relations qui existaient pendant longtemps entre la Chine et Taïwan et qui n’ont pas empêché ce dernier d’investir lourdement dans une partie de la Chine. Ce qui a permis l’existence, actuellement, de relations économiques assez intenses entre les deux pays.
Il y a aussi l’exemple de la Corée, malgré les aléas des relations entre le Sud et le Nord, il y a des investissements importants de la Corée du Sud dans la production industrielle de la Corée du Nord. Quelques fois, il faut donner des chances à la dimension économique, non seulement parce qu’elle permet de garantir une meilleure qualité de vie pour l’ensemble des parties concernées, mais aussi parce que cela crée des ponts qui peuvent être utilisés éventuellement pour apaiser les tensions.
Vous avez parlé de l’élaboration d’un indice de l’intégration, mais vous appelez aussi à l’option d’un mécanisme similaire à celui des Objectifs du millénaire pour le développement, qui serait propre à l’Afrique, afin de pousser les Africains à travailler concrètement pour le développement. Où en êtes-vous à ce niveau ? Est-ce que ce mécanisme est en phase d’implémentation ?
Ce mécanisme est en phase d’élaboration. Mais, ce qui est important, c’est que l’Union africaine, au niveau des Chefs d’État, a adopté le principe qu’il fallait avoir des objectifs de développement africains, c’était la proposition de base. Il s’agit de mettre en relief différents cadres de référence africains, notamment pour les mines, pour les infrastructures, pour le commerce et les négociations commerciales, pour l’agriculture… Ces cadres de référence étaient un peu isolés et fragmentés en termes de cohérence et manquaient de stratégie et de structure commune de négociation, mais aussi de mesure.
Le plus important c’est la mensuration. Car ce qu’on mesure nous permet d’avoir un débat technique. Ce qu’on ne mesure pas relève des proclamations politiques. Donc, il était très important de changer la nature du débat. Au lieu d’avoir, tout le temps, des débats politiques sur ce qu’on doit faire concernant l’agriculture, l’intégration régionale… on agit pour qu’on puisse avoir vraiment des formes de mesures, année après année, par rapport aux différents objectifs que se sont fixés les Africains. Je pense que nous sommes sur la bonne voie avec cette adoption du principe par les Chefs d’États de l’Union africaine. Maintenant, c’est un travail technique que des organismes comme la CEA doivent mener pour pouvoir vraiment étoffer cette décision avec des analyses techniques concrètes. Cela va permettre d’avoir un débat très ancré dans la réalité.
Quand ce paramètre pourra-t-il être applicable ?
Je pense qu’il sera opérationnel à partir de l’année 2015. C’est l’objectif.

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