1-Contexte historique
Les premiers habitants de Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse sont les coutumiers Bagas qui recevront par la suite d’autres citoyens. En 1983, le gouvernement du Président Sékou Touré procède au lotissement de ces localités et délivre des arrêtés et autorisations de construire aux populations. Par ailleurs, des personnes déguerpies pour cause d’utilité publique à Nongo, à l’Aéroport International de Conakry Gbessia, à la Cité des médecins de Kipé et à Enta sont recasées dans la zone.
Numéros de quelques arrêtés ministériels délivrés à des citoyens de Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse
Arrêté No 5077/MUHD/83 signé le 17 mai 1983 par le Ministre Elhadj Moussa Diakité
Arrêté No 7338/MUHD/83 délivré le 23 juillet 1983 par Elhadj Moussa Diakité
Arrêté No: 3005/MHUD/84 du 11 juin 1984 signé par capitaine Kerfalla Camara
Arrêté No: 3567/MUHD/84 du 20 août 1984 signé par capitaine Kerfalla Camara membre du CMRN (comité militaire de redressement national)
Arrêté No 4208/MUHD/84 signé le 25 octobre 1984 par le capitaine Kerfalla Camara
Arrêté No 3590/MAT/85 du 06 avril 1985 signé par capitaine Kerfalla Camara
Arrêté No: 14.576/MAT/85 du 27 novembre 1985 signé par capitaine Kerfalla Camara
Arrêté No: 14.577/85 du 29 novembre 1985 signé par capitaine Kerfalla Camara
A l’époque, le citoyen devait payer à la caisse du receveur des domaines de Conakry, une redevance forfaitaire fixe d’un montant de 7500 francs dans les trois premiers mois de l’échéance, le nettoyage et la clôture de la parcelle 6 mois après la signature de l’arrêté, l’implantation du bâtiment dès la première année, le délai maximum de mise en valeur définitive étant fixé à 3 ans.
Plus tard, une partie de la zone d’une superficie de 267,5 hectares est déclarée réserve foncière de l’Etat par le décret (numéro 182/PRG modifié par le décret numéro 211/PRG du 23 novembre 1989). Cependant, l’article 4, alinéa 4 dudit décret dispose: « Ces occupants qui auraient mis en valeur leur fonds avant la date du 20 avril 1988 ci-dessus indiquée, ne sont déguerpis que si l’Etat s’engage à les recaser et à les indemniser de la valeur de leur réalisation sur le fonds. »
En 1990, cette ‘’réserve foncière’’ est érigée en quartier et viabilisée à travers l’ouverture de routes, l’adduction d’eau potable et l’électrification. Un marché et un cimetière sont créés et des lieux de culte sont construits. Des citoyens sont autorisés à construire des écoles privées sur les lieux. A titre d’exemple, les noms de certains établissements scolaires et les numéros de leurs arrêtés d’ouverture.
Complexe scolaire Balouta Diallo
Arrêté Numéro 197/MEPU-FP/CAB/SSP/93 du 06 décembre 1993 signé par la Ministre Mme Diallo Hadja Aïcha Bah
Groupe scolaire Oumou Banouna SY
Arrêté Numéro 06/077/MEPU-EC/CAB/SNEP du 12 mai 2006 signé par le Ministre Denis Galéma GUILAVOGUI
Groupe scolaire privé La Référence
Arrêté numéro 07/0183/MEN et RS/CAB/SNEP du 24 août 2007 signé par le Ministre Elhadj Ousmane SOUARE
Groupe scolaire La Persévérance MOMOCA
Arrêté A/2018/3662/MEN-A/CAB du 09 mai 2018 signé par le Ministre Ibrahima Kalil KONATE
Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse est qualifié à tort de « Centre Directionnel de Koloma » par le pouvoir guinéen.
Contre toute attente, en février et mars 1998, les autorités de la deuxième République engagent une opération de démolition des habitations. Les conséquences de cette opération qui s’est déroulée en violation des règles de procédures normales sont énormes : plusieurs maisons, bâtiments et immeubles sont détruits. 21.300 personnes ont été affectées, au moins 13 cas de pertes en vie humaines sont signalés, des dizaines de blessés et au moins 63 personnes sont interpellées. Au nombre des personnes arrêtées figurent des députés de l’opposition : Bâ Mamadou président de l’UNR, Mamadou Barry (maire de Ratoma) et Thierno Ousmane Diallo (chef de quartier, député de Ratoma).
Face à l’indignation générale tant au niveau national qu’international, le président Lansana Conté ordonne l’arrêt des démolitions.
Malgré tout, les victimes ne sont pas indemnisées.
Sur ces ruines, seront construits la Maison de la Radiodiffusion Télévision Guinéenne, l’Ambassade des Etats-Unis d’Amérique et le siège de l’ARPT (Autorité de Régulation des Postes et Télécommunications). Ce déguerpissement favorise ainsi le développement du banditisme et la grande criminalité dans la zone. Finalement, la nature ayant horreur du vide, les espaces vacants seront occupés par des garages, baraques et maquis en complicité avec les autorités locales.
Principal soutien des victimes de 1998, Alpha Condé un des ténors de l’opposition à l’époque, devient chef de l’Etat en 2010. Six ans après, il se rend à Kaporo-Rails, demande pardon aux populations, annonce l’aménagement du site tout en promettant qu’il n’y aura plus de ‘’casse sauvage’’. Liens internet renvoyant au discours du Président Alpha Condé le 4 mai 2016 à Kaporo-Rails : (https://www.africaguinee.com/articles/2019/02/25/souvenirs-alpha-conde-kaporo-rails-pour-que-conakry-change-il-va-falloir-casser
2-L’histoire se répète en 2019
Aussi surprenant que cela puisse paraitre, à la fin du mois de juillet 2018 soit 20 ans après les premiers événements douloureux, cette fois-ci sous Alpha Condé, les habitants du secteur 3 (Kipé 2) reçoivent une mise en demeure émanant d’un huissier de justice nommé Joseph Fakaba Oularé. Le document est accompagné par la lettre numéro 119/MVAT/DICLOCAV/2018. Les deux documents somment les occupants de libérer les lots : 14, 15, 16, 19 et 37 du centre directionnel de Koloma.
L’ordre de mission du ministère de la ville (No 362/MVAT/CAB/2018 déposé aux responsables de la commune de Ratoma et du quartier Kaporo-Rails est pourtant clair. La mission a pour objet: le bornage de l’ensemble des lots 14, 15, 16, 19 et 37 du centre directionnel de Koloma, l’expertise et l’évaluation des bâtis ainsi que l’assignations des occupants des parcelles contenues. Or, le constat du collectif des victimes que nous sommes est qu’il n’y a eu ni expertise, ni évaluation des bâtis par les agents déployés par le ministère de la Ville.
Par ailleurs, nous collectif des victimes avons constaté que les lots cités ne sont pas conforment à ceux figurant dans nos documents qui datent de la première République. C’est ainsi que nous avons décidé de constituer un pool d’avocats composé de Maîtres : Salifou Béavogui, Paul Yomba Kourouma et Abdoul Gadirou Diallo pour défendre nos intérêts pour le cas spécifique de la zone de Kipé II. Les victimes assignent le ministère de la ville et de l’aménagement du territoire pour reconnaissance de droit de propriété. La plainte est déposée au tribunal de première instance de Dixinn en bonne et due forme. Le procès s’ouvre le vendredi 12 octobre 2018.
Pendant que la procédure judiciaire était en cours au tribunal de Dixinn, des agents de l’habitat commencent des opérations de bornage dans le secteur ce qui conduit Madame Mbalou Keita, présidente du tribunal à ordonner le 26 septembre 2018 l’arrêt immédiat de tous travaux de démolitions sur les parcelles concernées. La décision rendue est contenue dans l’ordonnance numéro 753/CAB/TPI/CKRY2/2018.
Après plus de six mois de procédure marquée par l’absence répétée de l’agent judiciaire de l’État, le verdict tombe. Et contre toute attente, le 1er mars, la présidente du tribunal de première instance de Dixinn quitte la salle d’audience quelques minutes seulement avant la sentence. Finalement c’est le greffe qui notifiera à nos avocats la mauvaise nouvelle. Les victimes sont déboutées et sommées de payer à l’Etat 500 millions de francs à titre de dommage et intérêt.
Par ailleurs, sans avertissement, les habitants de Kaporo-Rails ont vu arriver une équipe du département de la ville et de l’aménagement du territoire. Cette dernière procédera au marquage d’abord des kiosques, conteneurs, baraques et garages le 20 février 2019. A la surprise générale, le 25 février 2019, un bulldozer est envoyé sur les lieux et détruit la première maison avec son contenu à Kaporo-Rails. Pourtant, aux dires du ministre Ibrahima Kourouma, il s’agissait juste de débarrasser la partie déguerpie en 1998 de ses encombrants physiques. La casse s’est étendue sur Kipé 2 le 12 mars avant de toucher Dimesse, un secteur situé derrière les deux tours jumelles (hôtel Kakimbo) et Kissia vers la cité Soloprimo.
Comme en 1998, les agents de l’État ont usé de la force et de la violence au mépris des droits de l’Homme lors de ces opérations de déguerpissements. C’est avec impuissance que les habitants de ces zones ont assisté à la démolition de leurs maisons, bâtiment, immeubles, commerce et affaires qu’ils ont construit au prix de plusieurs sacrifices consentis. Certains membres du collectif des victimes que nous sommes ont été frappés, blessés, humilié, arrêtés et détenus. C’est le cas par exemple d’un jeune interpellé par des gendarmes et trainé dans la rue avant d’être déshabillé en face de la station Star à côté de Prima Center mais aussi de la jeune Aïssatou Bella Diallo âgée de 14 ans qui a reçu une bombe lacrymogène en pleine visage et qui a entrainé une perte d’une partie de son nez. Ces deux images ont fait le tour des réseaux sociaux. Finalement cette dernière a été évacuée en Tunisie grâce à l’implication du parti Union des forces démocratiques de Guinée. En 2020, elle continue de recevoir des soins à Tunis.
Aissatou Bella Diallo blessée au nez par des gendarmes
Création du collectif
Pour venir en aide aux victimes, un collectif est créé et obtient un agrément le 18 mars 2019. La structure coordonne les actions d’assistance humanitaires, le soutien moral et matériel des populations, le renforcement de la solidarité autour des victimes de la casse. L’objectif final est d’amener le gouvernement guinéen à reconnaitre son tort et à le corriger.
Un élan de solidarité s’est manifesté à l’égard des habitants déguerpis. Des organisations de la société civile, des partis politiques et des personnes de bonne volonté ont ainsi apporté des dons en vivres (riz, sucre, eau potable, oignons…) aux victimes qui ont été redistribués à des centaines de familles. Un compte bancaire a également été créé à cet effet.
3-Données sur la casse de Kaporo-Rails, Kipé2 et Dimesse
Nombre des familles victimes : 1.204
Personnes affectées : 19.219
Immeubles : 14
Villas : 1.299
Annexes : 456
Bâtiments : 1.769
Ecoles affectées : 13
Élève : 3.641 dont : 88 candidats au baccalauréat, 92 au BEPC et 86 candidats à l’entrée en 7eme année
Lieux de culte affectés : 12 mosquées et deux églises
Fours à pains : 10
Centres-culturels : 6
Chambre-froide : une capacité de 500 tonnes d’aliments
Unités de fabrique de glace : 13
L’Organisation guinéenne de défense des droits de l’Homme et du citoyen OGDH a dénoncé une atteinte grave aux droits des citoyens. Human Rights Watch de son côté a publié le 18 juin 2019 un rapport sur la tragédie de Kaporo-Rails intitulé « Guinée : des expulsions forcées et draconiennes ». Sur la base d’images satellites fournies par l’entreprise Planet Labs, il a été établi qu’au moins 2500 bâtiments ont été détruits à Kaporo-Rails.
Lien du rapport https://www.hrw.org/fr/news/2019/06/18/guinee-des-expulsions-forcees-draconiennes
4-Le dédommagement des victimes : un mensonge d’Etat
Après la démolition des maisons et pour divertir l’opinion, le gouvernement, Ibrahima Kourouma en tête soutient que les victimes de 1998 ont été dédommagées et sont revenues se réinstaller dans la zone sans en apporter la preuve. Dans une déclaration le 28 février, le ministre a affirmé même que le déguerpissement de 2019 porte sur les 169, 8 hectares entièrement libérés en 1997 et 1998 et qui font l’objet de nouvelles occupations illégales.
Il est à rappeler que les occupations illégales dont il parle ne concernaient que des garages et des cabarets et non des habitations.
Ibrahima Kourouma ministre de la ville à droite, Général Ibrahima Baldé haut commandant de la gendarmerie à gauche lors d’une visite à Kaporo-Rails avant le début de la casse
Heureusement que l’ancien ministre de l’habitat Elhadj Mansour Kaba a fait des révélations sur ce sujet devant la presse à Conakry le jeudi 28 mars 2019.
Il admet qu’un comité interministériel de pilotage du projet d’aménagement du centre directionnel de Koloma, fut mis en place, par arrêté ministériel sous le numéro 2882/ MUH/SGG/8 du 31 juillet 2008 et un tableau avait été créé en vue de calculer les montants à payer aux occupants du site de Koloma. Le président du parti Panafricain de Guinée (PAG) ajoute que « Ce montant à payer aux occupants du site de Koloma et d’autres soumis au même problème de déguerpissement, avait été actualisé en 2008. Pour Koloma, on devait payer 77.051.414.310 GNF aux déguerpis et 8.015.723.520 GNF à d’autres déguerpis.
Soit un total de 95.067.713.830 GNF en 2008. L’on se demande, où est-ce que se trouve ce montant aujourd’hui ? », s’est demandé l’ancien allié du président Alpha Condé.
« Des zones de recasement furent identifiées. Ce sont : Gomboya rails /Kakoulima rails : 2500 parcelle sur 150ha, Gomboya-Sud ou Fassian : 750 parcelles sur 50ha; Sanoyah village : 2500 parcelles sur 150ha ; Km 36 ou Souguéta : 750 parcelle sur 50ha soit au totale 400ha pour 6.500 ménages. Est-ce que ces sites de recasement sont-ils encore libres ? », s’est interrogé le président du PAG.
5-Un drame humain : La destruction de ces localités s’est déroulée sans état d’âme et a provoqué la dislocation des populations, l’accentuation de la pauvreté, la perte de plusieurs emplois surtout par les jeunes, l’abandon des cours par des milliers d’élèves et étudiants mais aussi des décès liés au choc subi lors des événements.
Les péripéties de cette situation ont été résumées dans un documentaire intitulé « Kaporo-Rails, histoire d’une cité ruinée » d’une durée de 30 minutes 42 secondes. L’élément est consultable sur internet à travers le lien suivant https://www.youtube.com/watch?v=buJebtzn0C4
6-Aspect juridique (dispositions légales garantissant et protégeant la propriété)
Pour conclure, notons que le déguerpissement intervenu à Kaporo-Rails, Kipé2 et Dimesse viole toutes les lois guinéennes. A titre illustratif, voici des preuves :
1-La constitution
Article 13 : le droit de propriété est garanti. Nul ne peut être exproprié si ce n’est dans l’intérêt légalement constaté de tous et sous réserve d’une juste et préalable indemnité.
2-Code foncier et domanial
Article 1er : l’Etat, ainsi que les autres personnes physiques et morales privées, peuvent être titulaires du droit de propriété sur le sol et les immeubles qu’il porte, et l’exercer selon les règles du code civil et celles du présent code.
Article 54 : Il ne peut être porté atteinte au droit de propriété que lorsque l’intérêt général l’exige. Cette atteinte peut consister en une expropriation pour cause d’utilité publique, à une règlementation du droit de propriété dans un but d’urbanisme, d’aménagement rural, de recherche ou d’exploitation minière, de sauvegarde de l’environnement.
Article 55 : L’expropriation d’immeubles, en tout ou partie, ou de droits réels immobiliers pour cause d’utilité publique au sens de l’article 534 du code civil s’opère, à défaut d’accord amiable, par décision de justice et moyennant le paiement d’une juste et préalable indemnité.
Article 56 : L’expropriation ne peut être prononcée qu’autant que l’utilité publique a été déclarée dans les formes prescrites ci-après :
A défaut d’accord amiable, le transfert de propriété et la fixation du montant de l’indemnité qui le conditionne relèvent de la compétence du juge.
Article 57 : L’utilité publique est déclarée après enquête publique :
-Soit par décret,
-Soit expressément, dans l’acte déclaratif d’utilité publique qui autorise les travaux d’intérêt public projetés, tels que notamment : construction de routes, de chemins de fer, opération d’aménagement et d’urbanisme, aménagement de forces hydrauliques et de distribution d’énergie, travaux de protection de l’environnement.
Article 233 : Les baux emphytéotiques ou à construction conclus, les titres fonciers, les livrets fonciers et les permis d’occuper ou d’habiter délivrés avant la date d’entrée en vigueur du présent code demeurent valables et continuent à produire leurs effets.
Article 234 : Les titulaires de permis d’occuper ou d’habiter, de livrets fonciers visés à l’article précédent peuvent demander la transformation du permis en titre foncier.
3-Code civil
Article 534 : On ne peut contraindre personne à céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une juste indemnité.
De tout ce qui précède, le collectif des victimes exige de l’État Guinéen le rétablissement des citoyens de Kaporo-Rails, Kipé 2 et Dimesse dans leurs droits.
Il met également en garde tout investisseur guinéen ou étranger contre toute occupation de la zone.
7-Saisine de la Cour de justice de la CEDEAO
Le collectif des victimes avec l’ONG Pottal Fii Bhantal Fouta Djallon ont porté plainte contre l’Etat guinéen à la Cour de justice de la CEDEAO. Déjà, une première audience s’est déroulée en 2019 et l’avocat des plaignants sollicite un transport judiciaire.
Document fourni par le collectif des victimes de Kaporo-Rails