Bruxelles s’inquiète parce que l’instrument favori des bourgeoisies
européennes pourrait bien vite ne plus remplir le rôle que peu à peu il a
été amené à jouer, à savoir celui de réducteur d’incertitude contrariant
l’amplitude de l’oscillation du balancier politique dans les États membres.
Au départ simple marché commun favorisant les grands groupes
économiques et financiers l’Union européenne s’est vite transformée sous
l’empilement de Traités successifs, dont la portée était supérieure aux lois
nationales, en gangue engluante interdisant toute mise en œuvre de
politiques s’écartant du « cercle de la raison ». Les bourgeoisies
européennes avaient trouvé là une nouvelle « Sainte alliance » de nature à
les protéger de toute secousse politique à même de les menacer. Tout était
verrouillé pour que les programmes progressistes et socialement avancés
viennent se fracasser sur le mur de l’Europe remplaçant le « Mur
d’argent » d’il y a un siècle. Les deux dernières présidentielles françaises
ont révélé des questionnements sur la possibilité d’appliquer un
programme dans le cadre d’une Union européenne hostile et capable de
résister à des changements internes dans un quelconque État-membre.
Chaque fois la question du rapport à l’Europe fut posée. La mise en œuvre
d’une véritable alternative de gauche porte en elle les germes d’un
affrontement avec le carcan européen constitutionnalisé. Elle est lourde de
désobéissances, de résistances, de confrontations, de renégociations. Faut-
il plier ou désobéir ? Aucun programme politique de gauche ne sera
crédible s’il n’explore pas cette dimension.
Des précédents avaient de quoi faire réfléchir.
La construction européenne n’a jamais rimé avec démocratie. La
campagne sur le Traité constitutionnel européen en 2005 avait déjà désilé
les regards. Il ne fut tout simplement pas tenu compte du refus exprimé
par referendum par le peuple français auquel on imposa par un vote du
Congrès l’adoption du Traité de Lisbonne qui reprenait l’essentiel de ce
qui avait été rejeté deux ans plus tôt. L’enjeu était alors clair. Il s’agissait
de constitutionnaliser, c’est-à-dire de graver dans le marbre l’ensemble
des traités qui s’étaient empilés au cours de la construction européenne.
C’est au refus de ce quitus qu’il convenait de s’attaquer. Quand dix années
plus tard, la Grèce s’avise de refuser par referendum les mesures
austéritaires proposées par la Troïka (Banque centrale européenne, la
Commission européenne, le FMI) il lui fut répondu par Jean-Claude
Juncker, alors président de la Commission européenne, « qu’il ne pouvait y
avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés » sans
qu’aucun chef d’État ne s’en émeuve.
Tout ceci a contribué une dépolitisation portée par l’illusion de la politique
unique entrainant nombre d’électeurs dans la conviction que certes on
pouvait changer de Gouvernements mais pas des politiques menées. À cela
s’ajoute la multiplication des affaires de corruption ayant touché lors de la
dernière mandature nombre de députés européens. Sur ce terreau un
nationalisme d’extrême droite s’est mis à prospérer à travers le continent
et menace désormais les grands équilibres politiques de l’institution
européenne. Les sondages prédisent une montée de ces forces permettant
aux deux formations qui les représentent – l’ECR et l’ID – d’atteindre
chacune une centaine de députés. Si ces deux groupes fusionnaient malgré
leurs divergences quant au rapport à la Russie, principal point de discorde,
ils formeraient le premier groupe du Parlement européen et pourraient
ainsi peser sur la candidature au poste de Commissaire européen dont on
connaît l’importance des attributions. Une autre hypothèse fréquemment
évoquée envisage la fin de l’actuelle cogestion entre le groupe PPE et le
groupe des sociaux-démocrates au profit d’une grande coalition des
droites dans laquelle l’extrême droite prendrait une large place, réalisant
ce qui s’est déjà produit dans 5 ou 6 États européens. Le débat reste ouvert
de savoir pourquoi ce sont ces forces qui ont su labourer les travers de la
construction européenne et non pas les forces progressistes.
Bruxelles devrait s’inquiéter car les deux piliers qui ont servi à vendre
l’Union européenne ne font plus recette. Il y a longtemps que les discours
sur l’Europe censée protéger de la mondialisation ou sur celle devant
instiller une dimension sociale font sourire.
La construction européenne présente un cas particulier de la
mondialisation. C’est un espace continental où ses formes ont été les plus
accentuées et où les traités se sont empilés entrainant chaque fois des
délégations de souveraineté : Acte unique, Traité de Maastricht, Pacte de
stabilité, le tout repris et rassemblé dans le corset du Traité de Lisbonne et
complétés et aggravés par ceux découlant des critères de la gestion de la
monnaie unique allant jusqu’à faire obligation aux parlement nationaux à
faire viser par la Commission européenne les projets de budgets de chaque
pays. La construction européenne est ainsi devenue le laboratoire de la
mondialisation, sa forme la plus avancée et ne peut être considérée comme
potentiellement lui être porteuse de résistance. Car elle en réunit tous les
ingrédients : marché unique, libre circulation des marchandises, des
services, des capitaux et des travailleurs dans un espace où les écarts de
salaires s’échelonnent de 1 à 9 et où les normes sociales, fiscales et
environnementales sont différentes. Dans un tel espace ce qui s’échange ce
ne sont pas des marchandises mais les conditions contextuelles dans
lesquelles elles sont produites. Il est vain alors de parler de concurrence
libre et non faussée. Les dérives délétères de la mondialisation y ont été
multipliées rendant problématiques les conditions de l’exercice de la
souveraineté dans cet ensemble européen. On comprend ainsi pourquoi
prétendre construire l’Europe pour s’opposer à la mondialisation qu’on n’a
pas hésité à présenter comme « heureuse » relève de l’escroquerie et
combien il est vain d’espérer que l’Europe sociale vendue dès 1986 par
Martine Aubry puisse se réaliser. Il ne s’agissait guère d’autre chose que
d’un contre-feu allumé pour sauver l’idée de construction européenne en
panne à l’époque. Ce serait l’amplification des « concurrences » qui tirerait
les droits sociaux vers le bas et aggraverait les écarts de développement et
les nombreuses inégalités sociales et territoriales.
On comprend comment dans un tel contexte les projets d’élargissement de
l’UE à 5-6 nouveaux pays membres inquiètent au moment même où
l’Europe affiche sa division sur maints problèmes. À l’ancienne division
Nord-Sud qui la travaillait vient s’ajouter une opposition Est-Ouest au
moment où le couple franco-allemand affiche publiquement ses
désaccords sur la conduite de l’assistance à l’Ukraine et où les pays
européens se divisent à l’ONU sur le conflit israélo-palestinien. Si l’on
ajoute à cela les approches souvent opposées sur le Pacte migratoire en
voie d’adoption, la notion d’autonomie stratégique ou la lecture de
l’atlantisme, l’élargissement risque de rimer avec ingouvernabilité ou avec
dislocation. Conscient de ces obstacles le Rapport rédigé par le député
Jean-Louis Bourlanges sur les conditions de l’élargissement de l’Europe
pose la question des conséquences institutionnelles, c’est-à-dire du mode
de gouvernance. La formule d’une « union sans cesse plus étroite entre les
peuples européens », reste son mantra. Pour piloter cet élargissement, il
propose « d’étendre le champ d’application du vote à la majorité qualifiée »,
saut supplémentaire vers une Europe fédérale.
L’Europe ne doit pas être perçue comme une mécanique d’où partiraient
oukases et interdits mais bien au contraire comme une structure
permissive à même d’accompagner les trajectoires singulières librement
choisies de ses États membres. Faute d’une telle orientation l’Europe ne
sera plus la solution mais le problème. Bruxelles devrait s’inquièter.
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue
Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux
universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les
grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux
de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et
apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
MICHEL ROGALSKI
Directeur de la revue Recherches internationales