Dans son discours d’investiture pour un autre mandat, le 15 décembre 2020, le Président Alpha Condé a  convié les Guinéens à « oublier le passé » et à « se tourner vers un avenir d’unité et d’espérance ».  Peut-on oublier le passé ? Doit-on l’oublier pour permettre l’avenir ? Sans nul doute notre  passé est douloureux. Ne voulant pas en parler  pour éviter de réveiller les douleurs, certains acteurs politiques ont toujours appelé à tourner la page. Seulement l’a-t-on lue ?  Depuis plusieurs décennies, nous vivons la négation de notre passé, nous avons refusé de l’assumer et de s’y intéresser pour en tirer les leçons  qui pourraient guider nos pas vers l’avenir  radieux. «  Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé », disait William Faulkner.

En appelant à oublier le passé, le Président Alpha Condé fait une grande faute.  Une faute  politique et un contresens historique. Il  invite à ne pas faire le travail de mémoire, il convie à ne pas  s’intéresser au passé parce qu’il serait passé ou serait un élément de division.  Pourtant, l’histoire d’un pays est faite de gloires et de pages sombres. Il faut les accepter, les assumer. Il faut évoquer les périodes de gloire  et ne pas oublier celles  ténébreuses. On ne peut pas appeler à oublier un passé parce qu’il serait honteux.  Pour avoir appelé  à oublier le passé,  le  Président Alpha Condé a décrété la politique de l’anti-mémoire, l’oubli d’Etat.  Cela est une haute trahison pour une personne  imprégnée de l’histoire de ce pays depuis 1958 et qui a mis en place une Commission Provisoire de Réflexion sur la Réconciliation Nationale.

Les Guinéens ne peuvent pas oublier. Ils ne doivent pas oublier les univers concentrationnaires, les charniers, les arrestations arbitraires, les meurtres, les tortures,  les violences d’Etat et leurs victimes.  Ils ne doivent pas oublier les humiliés de 1958 à nos jours. Cela est un devoir : c’est le devoir de mémoire.   Ce devoir est celui de rendre justice  à ceux qui n’existent plus.  C’est aussi rendre justice par le souvenir, l’évocation  à un autre que soi.  C’est  s’acquitter d’une dette morale envers autrui  qui n’existe plus.  C’est l’exorcisme d’une situation historique marquée par la hantise des traumatismes subis.

Les Guinéens par milliers ont été broyés par l’appareil répressif de l’Etat. Leurs familles demandent des explications sur leurs arrestations, les mobiles de leurs incarcérations.  Les familles entières ont manqué leurs deuils. Elles demandent à rendre à leurs morts la sépulture convenable  qui est empêchée. Comment peut-on appeler à oublier cela ? Comment peut-on oublier les morts du camp Boiro,  de l’agression 1970,  les pendaisons de 1971, les fusillades au pied du mont Gangan, les victimes des  évènements de 2007,  celles du 28 septembre 2009 ? Comment peut-on oublier les victimes de la première et seconde République ?  Comment peut-on oublier que depuis 2010, on tue les manifestants politiques  dans ce pays, que les détenus  politiques meurent moralement dans nos prisons et qu’on les envoie finir dans les hôpitaux ? Comment peut-on oublier que les victimes et leurs parents  demandent depuis plus de six décennies la  manifestation de la vérité?

Comment peut-on oublier que les victimes et leurs familles ont droit à la justice et en demandent ?

Il faut  éviter que le  nihilisme  et le révisionnisme s’enracinent dans notre société. Malheureusement, le Président Alpha Condé y contribue.  Le nihilisme consiste à dire : rien ne s’est passé.  Le révisionnisme, quant à lui,  suppose de ne pas situer les évènements dans leurs contextes, de falsifier l’histoire à  travers l’élargissement du contexte (son extension malhabile), la comparaison déraisonnable avec les faits d’ailleurs  et puis l’invention d’une causalité inconvenante pour justifier le récit du passé ou le fait historique.

La Guinée n’a  pas besoin d’une politique nationale de l’oubli. Ce serait un acte  suicidaire pour un pays frappé par une amnésie qui fait de ses citoyens de schizophrènes. L’oubli, pour reprendre Paul Ricœur, est l’inquiétante menace qui se profile à l’arrière-plan de la mémoire. Là où l’on ne se rappelle de rien, un malheur incessant y sévit   et l’horreur s’y produit.

Certes une mémoire sans oubli est du fantasme, un simple fantasme, mais  l’oubli définitif  est un malheur existentiel. On ne peut pas appeler à oublier parce qu’il serait difficile d’accéder aux trésors enfouis de notre mémoire collective lacunaire, fragmentée et conflictuelle ou parce que le rappel de certains souvenirs empêcherait le vivre-ensemble.

La nation oublieuse, ne se rappelle pas.  Hélas, elle répète ses erreurs et se refuse d’être guidée par la lumière du passé.  Un passé dont on ne  tire pas les leçons se répète indéfiniment. Si nous voulons la paix avec nous-mêmes,  ne tournons pas la page de notre passé avant de l’avoir lue et avant d’y avoir tiré les leçons existentielles.

Notre pays a besoin de la catharsis pour libérer les énergies de ses enfants, cela ne peut pas se faire avec des politiques anti-mémorielles. Nous avons besoin d’un travail de deuil  et d’une politique de juste mémoire. Le devoir de mémoire  doit nous permettre d’établir le pont entre notre passé et le présent afin que la lumière d’hier  éclaire nos actes présents et nous guide vers un meilleur futur. Les souvenirs doivent être nos forces. Leur évocation devrait  empêcher  la tombée de la  grande nuit.

Ibrahima SANOH, citoyen guinéen.